CHAPITRE X

Vaincu par la poigne et la détermination du Terrien, Ta-Nia manipule les boutons d’un clavier. Un numéro, le 226, fulgure sur un scope annexe et prouve que la liaison s’établit avec la micro-dimension.

— Voilà Mox, vous pouvez parler. Je m’étonne que les relations avec Paz soient à nouveau possibles. Ça dépasse toutes mes prévisions.

Jé hausse les épaules. Il bouscule légèrement le Zurk, prend sa place devant le panneau de commandes. Il ironise :

— Tu manques d’imagination, un point c’est tout. Ton cerveau est fabriqué pour que tout marche bien. Si quelque chose cloche dans l’agencement de tes prévisions, la débâcle survient. Tu perds pied. Et comme un type qui se noie, tu cherches à te raccrocher à n’importe quoi. Mais je te préviens, je ne suis pas du tout disposé à éclairer ta lanterne.

Planté devant le clavier, il surveille néanmoins le robot. Il ne le lâche pas de l’œil, des fois qu’il aurait des soubresauts et des idées offensives !

Il ajoute avec dédain :

— Tu ignores toutes les ficelles. Enfin, les combines. Entre Fra et moi, c’est comme tu dirais entre toi et ma pomme, pendant que je mijotais sous ta domination. Tu vois le genre. Collaboration étroite et parfaite.

Ta-Nia, si son imagination n’atteint pas celle des hommes, ne manque tout de même pas d’intelligence. Il remarque très vite que Mox a tout simplement changé de maître.

— Vous êtes devenu un valet des Aôks et vous ne vous en rendez pas compte. Votre volonté ne vous appartient toujours pas.

— Possible, admet Jé. Mais avec les Aôks, je me trouve dans la peau d’un personnage totalement différent de celui que j’incarnais à la tête de la cellule 217. Je me sens quelqu’un d’autonome. Et ça, c’est nouveau, exaltant, enivrant. Je respire à pleins poumons, et, surtout, j’ai abandonné l’enfer de la micro-dimension. J’ai aidé Fra. Celui-ci m’aide à son tour et me libère de votre tutelle.

Le Zurk a beau lui répéter qu’il reste néanmoins prisonnier de ses actes et de sa pensée, Jé n’en démord pas. Pour lui, il est libre. Enfin, il le croit obstinément et cette illusion entretient son moral.

Il se penche sur le microphone et appelle, l’émotion à la gorge :

— Gia ! Gia !

Miracle ! La voix de son ami lui parvient. Il s’y attendait et ne manifeste aucune surprise. En revanche, sa joie éclate.

— Ici Gia Paz… C’est toi, Jé ?

— Oui. Fra se trouve-t-il auprès de toi ?

— Oui. Il a été recueilli dans l’espace par un astronef, avec Dri, Choë et Rux. Suivant vos conventions, il a débarqué ici. Tu sais, il ne cesse de te remercier. Tu l’as sauvé d’une mort certaine en lui rappelant que les Zurks menaçaient au laser toutes les paramécies conquises par les Aôks. Il te garde une reconnaissance éternelle.

Mox est sensible à ce genre de sentiment. Fra est un être vivant, pas une mécanique sans âme. Il se différencie des Zurks sur bien des points. Évidemment, il exige une contrepartie en échange de la « libération » des hommes. Mais ça paraît tellement normal !

Jé voudrait bien parler au chef du commando 18. C’est impossible. La télépathie ne franchit pas la barrière séparant deux dimensions. Il lui faudrait des « relais », des supports matériels. Or, il n’existe rien, aucune infrastructure.

— Gia… Tu as eu des difficultés avec les Aôks ?

Paz explique que sa cellule a été attaquée par le commando 14. Avec l’aide de son « cerveau » synthétique, il a organisé sa défense. Les agresseurs ont été décimés et leur chef se compte parmi les victimes. Malgré la mitose, trois Aôks sont parvenus au sein du noyau et, dès lors, la cellule 226 était complètement perdue pour les Zurks.

Mox comprend que toutes les paramécies disposent des mêmes moyens de défense, des mêmes chances de survie. Certaines doivent s’en sortir et d’autres succomber. La mitose joue un rôle prépondérant dans la destinée de la cellule.

— Gia… Un Aôk t’a inoculé sa « toxine » ?

— Oui. C’est même un moment délicieux.

— Ne t’excite pas, mon vieux. Garde ta tête sur tes épaules. J’ai foutu Ob-Von en l’air et je surveille Ta-Nia. Dis bien à Fra que je m’occupe de son avenir. Il n’aura plus rien à craindre des Zurks. C’est ce qu’il voulait ?

— Oui. Il t’a renvoyé dans l’hyper dimension pour ça. Fra m’a expliqué son plan. Tu crois que tu t’en sortiras ?

— Pas tout seul. Il me faut de l’aide. Les Aôks sont d’accord pour que je te récupère avec Ten.

— Jé… Tu n’es pas bête, glisse Paz.

— Bête ? Évidemment. Tu ne pensais pas que j’allais rater l’occasion. Et puis, c’est vrai. Seul, je n’arriverais à rien. Alors, j’ai choisi mes copains, en priorité. Normal, non ?

— Géniale, ton idée.

— Cette fichue piqûre ne produit pas les mêmes effets que les faisceaux psychiques des robots. Je me sens presque comme avant, au moment de notre atterrissage sur Kéams. Avec cette différence : j’ai un devoir envers les Aôks et, crois-moi, je l’assurerai.

Jé passe aux choses sérieuses.

— Enferme-toi dans ton cocon, Gia, et éjecte-toi automatiquement. Fra est toujours d’accord, hein ?

— Oui, bien sûr. Pourquoi t’inquiètes-tu ?

— S’il changeait d’avis ?

— Il tient ses promesses.

— Bon. Alors, bonne chance pour le voyage. Je coupe la communication.

Dans le labo circulaire, aseptisé, retranché des autres laboratoires par un sas étanche, l’opération « récupération » commence.

L’image sur l’écran montre le fragile point représenté par Paz en orbite autour de son monde. Ta-Nia ne note aucune « grappe » sur la même orbite. Cette anomalie l’étonné.

— Les Aôks ne poursuivent pas le fugitif ?

— Il ne s’agit pas d’un fugitif, ricane Mox. Gia s’évade volontairement du micro-univers, avec la complicité des araignées noires. Tu ne penses tout de même pas que Fra m’a tiré de vos pattes pour des prunes. En échange, il m’a demandé de neutraliser le laser. J’assume en somme la protection des commandos aôks sur les paramécies occupées.

— Vous nous trahissez, Mox ! proteste l’automate.

— Ah ! Ta gueule, avorton ! s’énerve Jé, sinon je me fâche.

Ta-Nia conserve tout son calme. Il avance un argument, mais il n’y compte pas trop.

— Je remarque que vous avez besoin de moi pour le maniement des appareils. Si je refusais…

Le commandant du Cos-200 s’étrangle littéralement. Son visage change de couleur. Il vire au rouge. Il agrippe le robot par l’un de ses tentacules.

— Veux-tu que je mutile un autre de tes membres, dis ?

— Non, Mox. J’ai conscience de mon infériorité. Mais je vous avertis, vous ne pourrez pas tirer tous les hommes du micro-univers parce que la majorité d’entre eux, heureusement, reste encore sous notre domination. À la rigueur, vous pourriez ramener dans notre dimension tous ceux dont la paramécie est « touchée » par les Aôks. Pas les autres.

Jé n’attache pas d’importance à ce problème et il le dit carrément :

— Je me fous des autres ! Et encore ils seraient récupérables si vous leur ordonniez l’abandon de leurs cellules.

— Je crois qu’ils refuseraient. Le plan « K » ne s’applique qu’en cas d’urgence.

Le commandant du Cos-200 désigne l’écran où apparaît la paramécie 226-A., avec Gia toujours en orbite.

— Mon ami doit trouver le temps long. Pour lui, le plan « K » prend toute sa signification. Alors, dépêche-toi, Ta-Nia…

Celui-ci s’affaire devant divers instruments. Brusquement, Paz est littéralement « happé ». Il quitte le champ de vision, sur le scope. Cette disparition brutale ressemble à un tour de prestidigitation. Elle inquiète vaguement Jé, devenu méfiant.

Il menace :

— Ne fais pas de conneries, Ta-Nia. Si jamais il est arrivé quelque chose à Gia, tu le paieras cher. Très cher. Crois-moi, même l’usine de réparation ne t’acceptera plus, vu ton état.

Les Zurks ignorent la ruse et l’idée ne leur vient pas qu’ils pourraient tendre un piège à Mox. Leur sincérité, leur franchise, relèvent d’une ligne de conduite très stricte.

Le robot désigne la seringue posée à proximité d’un énorme microscope sous lequel est glissé en permanence l’agglomérat de matière organique. Mais un microscope aux formes bizarres, inhabituelles, comme on n’a pas coutume d’en voir sur Ter-7.

— Paz a été aspiré dans le soluté. Nous allons le vérifier.

Il éclaire un écran annexe. Immédiatement, au milieu du liquide rosâtre, Gia surgit, enfermé dans son cocon. Sa taille exiguë le compare à une mouche dans une bassine d’eau.

Mox pousse un soupir de soulagement. Lors de sa propre récupération, il ne se souvient pas d’avoir nagé dans ce soluté. Sans doute avait-il perdu connaissance.

— Comment faites-vous pour repêcher quelqu’un dans le micro-espace ?

— Une force biomagnétique attire le « cocon » à la périphérie de l’agglomérat. Une succion se produit automatiquement et le « cocon », adapté pour ce genre d’opération, fortement magnétisé, passe dans la seringue.

L’automate s’empare de celle-ci et l’approche du « réducteur cellulaire ». Il introduit l’extrémité de l’aiguille dans le minuscule orifice signalé par un cercle rouge.

Jé assiste à ce préambule avec attention. Il sait que Gia reprendra sa taille normale. Une question se pose à son esprit, cependant.

— Ta-Nia… Tu pourrais récupérer un Aôk ?

— Non. Parce que leurs scaphandres ne sont pas magnétisés, ni prévus pour un « captage », contrairement aux « cocons » conçus pour les hommes.

— Et… cela vous aurait intéressés de les ramener dans notre dimension ?

— Oui. Nous les aurions examinés plus profondément et nous aurions découvert un moyen efficace de les combattre. Mais même si nous pouvions les tirer de l’agglomérat, jamais il nous serait possible d’accroître leur taille, pour une raison très simple, en l’état normal des choses, les Aôks sont des créatures microscopiques. Tandis que vous, les hommes…

— Je comprends, opine Mox. Tant pis et tant mieux. Les Aôks, devenus géants, risqueraient de contaminer tout l’univers.

Ta-Nia achève d’introduire le soluté dans le « reconvertisseur » de matière. Sûr de lui, ses gestes trahissent une parfaite connaissance de son travail. Seule la mise hors d’état d’un de ses appendices l’handicape quelque peu.

Maintenant, il met en route le générateur et l’énergie se rue dans la cloche à vide. Les éclairs déclenchent l’orage et claquent sèchement. Les électrodes grésillent. Ta-Nia a tellement répété cette expérience qu’il la connaît par cœur.

Pendant ce temps, Mox s’initie très vite aux méthodes utilisées par les Zurks. Ses doigts s’avèrent aussi habiles que les tentacules caoutchoutés. Pourtant, la forme des touches et des boutons diffère de celle utilisée par les Terriens.

Il appelle la paramécie 224 :

— Ten… Ten… Tu m’entends ?

La voix de Roof répond, lointaine :

— Oui, Jé… Quelle joie de parler avec toi !

— Écoute. Tu vas recevoir la visite de Fra, un chef de commando Aôk.

Il explique brièvement à Roof le processus déjà amorcé. L’électronicien ne tient plus en place à l’idée de rentrer dans sa dimension. Et cette libération inattendue, il la doit aux Aôks, ces affreuses créatures qui ont envahi son monde.

— Ten… Tu as dédoublé 224 ?

— Bien obligé. C’était ma seule ressource, malheureusement inutile. Cinq Aôks sont parvenus jusqu’au poste central. L’un d’eux m’a piqué avec son abominable aiguillon.

— Ne te casse pas la tête pour ça, mon vieux. Fra ne tardera pas. Il m’a promis ta libération et celle de Gia. Or, il a tenu parole pour Gia. Mais quand tu le verras, dis-lui bien…

Par terre, dans le labo circulaire, ouvert sur l’infiniment petit, Ob-Von reste toujours immuablement allongé, inerte, sa mécanique détruite.

Ta-Nia craint, redoute soudain Mox. Chose insolite, bizarre, les autres robots de Kéams vivent dans l’ignorance des graves événements qui se déroulent à deux pas d’eux. Vraiment, ils sont loin d’imaginer le drame couvant derrière un sas parfaitement étanche.

Jamais le Grand Projet n’a été autant menacé !

*

Réunis, Jé, Ten et Gia s’embrassent, se congratulent. Ils n’espéraient même plus ce moment. Car, sous l’entière dépendance des Zurks, ils s’ignoraient mutuellement. Non seulement ils avaient perdu le contact entre eux, mais ils avaient aussi perdu leur amitié réciproque, ce qui est plus grave, psychologiquement.

Ayant retrouvé leur volonté, ils pensent soudain à Nadie Gem. Jé marche comme une brute vers Ta-Nia et broie un nouveau tentacule du robot, de sa poigne solide.

— Nadie… Tu sais ce qu’elle devient ?

S’ils n’étaient pas ambitieux, les Zurks seraient de délicieuses créatures, pétries d’innocence, de loyauté. Ils ignorent la ruse et le mensonge.

— Elle a été fécondée.

Le visage de Mox vire au rouge. Les veines de son cou gonflent comme des cordes. Il resserre son étreinte et, comme il sent son adversaire insensible à la douleur, cela l’irrite davantage.

Il revoit l’arrogante figure du lieutenant de l’Alizé. Il pousse une sorte de cri délirant.

— Fécondée ? Par ce salaud de Hoks ?

La mémoire lui revient. Un éclair de haine fulgure dans ses yeux.

— Hoks me le paiera !

Gia intervient :

— Jé… La faute n’en incombe pas à Mike. C’est une victime des Zurks. Alors, pourquoi lui en voudrais-tu ? Et puis, tout ça n’est pas grave. Si nous retrouvons Nadie, nous lui donnerons une pilule.

Mox se calme lentement et lâche le robot. Il est sûr qu’il lui a brisé un autre membre et il s’en réjouit. Il voudrait le dépecer pièce par pièce, avec un raffinement de cruauté.

— Nous avons un devoir à remplir envers les Aôks, rappelle Ten. Ne l’oublions pas. Sans eux, nous ne serions jamais sortis du micro-univers. Nous pourririons dans un monde inhumain.

— Je sais, opine Jé. Ce devoir, nous le remplirons.

— Votre volonté appartient aux Aôks, remarque Ta-Nia. Vous avez simplement changé de maîtres.

— Ta gueule, sale mécanique ! gronde le commandant du Cos-200.

Il empoigne à nouveau le robot mutilé.

— On peut sortir d’ici ?

— Oui, par le sas.

— Bon. Tu nous accompagneras. Il faut absolument que nous rejoignions notre vaisseau.

— Je comprends. Vous voulez regagner Ter-7. Mais vous ne le pourrez pas.

Jé avale sa salive et conçoit des difficultés.

— Pourquoi ?

— À cause de la force M. Elle empêchera votre astronef de décoller.

Mox ne révèle pas son plan. Il gouaille :

— Nous verrons. C’est mon affaire. En attendant, tu vas sortir avec nous. D’après toi, quelles seront les réactions de tes congénères en nous voyant en ta compagnie ?

— Chaque Zurks occupe un poste bien déterminé et n’empiète pas sur les activités de son voisin. Seuls, Ob-Von et moi étions chargés des relations avec les humains plongés dans le microcosme.

Jé se décide :

— Nous sortons du labo. Mais, fais attention. À la moindre incartade, tu subis le sort de Ob-Von. Compris ?

Décidément, le pauvre Ta-Nia ne profite pas de la situation. Il sait parfaitement que les Terriens ont besoin de lui, pour des tas de choses, et il se montre docile. Il n’aurait même pas l’idée de demander de l’aide. En revanche, il cherche dans sa cervelle synthétique à déceler les intentions de Mox et de ses compagnons.

Il télécommande l’ouverture du sas. Celui-ci s’ouvre sur un long couloir désert dans lequel Jé, Gia et Ten s’aventurent avec méfiance. Ils voient leur silhouettes en reflet sur l’écran de Ta-Nia, qui les précède.

— Si tous les robots s’unissent et nous tombent dessus à l’improviste ? s’inquiète Ten.

Jé rassure son ami :

— Ils nous laisseront tranquilles, tu verras.

À un moment, le couloir traverse un autre laboratoire où ils se rappellent avoir pénétré avant leur inoculation dans l’agglomérat cellulaire. Des Zurks travaillent, penchés sur des machines. À aucun moment, ils ne font attention aux Terriens, ni à Ta-Nia.

Celui-ci se retourne vers les humains.

— N’avais-je pas raison ?

— Si, dit Mox. Ton peuple est rempli de sagesse, de pureté. Dommage qu’il se soit mis dans la tête d’employer des auxiliaires de notre race. Car cela, nous ne l’admettons pas.

Les trois hommes, toujours précédés de Ta-Nia, parviennent dans l’immense entrepôt souterrain, première étape de leur extraordinaire odyssée. Leur émotion grandit à mesure qu’ils approchent. Le Cos-200 est demeuré sur la plateforme qui l’a amené au fond de la tubulure.

Jé s’adresse à ses amis :

— Restez là et surveillez étroitement Ta-Nia. Je reviens dans une minute.

Il grimpe avec vélocité l’échelle du vaisseau, atteint le sas, l’ouvre et pénètre à l’intérieur de la nef. Il retrouve des objets familiers. Ses mains tremblent quand il caresse le dossier de son siège, face à l’écran panoramique. Une impression de résurrection monte en lui, l’assaille et des malaises divers l’affectent. Son cœur s’accélère dans sa poitrine, il reprend avec peine sa respiration. Son front et la paume de ses mains deviennent moites.

Il branche le panoramique, s’assure de la bonne marche de l’engin. Le Cos-200 pourrait décoller, mais il y a cette fameuse force M. Et puis des tas de problèmes à résoudre.

Sur l’écran, il contemple Gia et Ten, flanqués du robot. Deux races totalement différentes. Il hoche la tête. Des idées traversent son esprit. Si Paz tentait le contact avec Ter-7 ?

Idiot ! Parfaitement idiot. Les ondes ne traverseraient pas la barrière magnétique.

Il éteint le panoramique et se dirige vers des armoires. Il en ouvre une, en sort quatre polyrays. Il contemple ces armes capables de lancer une décharge désintégrante, thermique ou réfrigérante, au choix. Il palpe les crosses et puise dans cet attouchement un certain réconfort, une certitude de puissance.

Il se souvient que les Zurks l’avaient désarmé parce qu’il n’était plus maître de sa volonté.

Il redescend l’échelle, revient vers ses compagnons, distribue les pistolets. Gia remarque le quatrième polyray, apparemment inutile.

— Et celui-là ?

— C’est pour Nadie, explique Mox sèchement.

Il se tourne vers Ta-Nia.

— Grouille-toi. Conduis-nous au Centre reproducteur.

Bizarre ? Le robot ne se rebelle pas. Il obéit. A-t-il conscience de son impuissance ? La vue des nouvelles armes lui prouve qu’il n’a pas été assez malin. Il aurait dû fouiller le Cos-200. Mais pouvait-il deviner que les Terriens échapperaient à son influence ?

Il entraîne Jé, Gia et Ten vers le Centre reproducteur. Il croise plusieurs robots qui ne font pas attention à lui.

Mox lui posé une question dont il ne mesure pas l’importance.

— Combien êtes-vous, à Nemrad ?

— Quelques dizaines. Mon rôle ne consiste pas à tenir à jour nos effectifs. Nous nous fabriquons au fur et à mesure de nos besoins.

— Qui est le robot-chef de Kéams ?

— Je l’ignore. Mes ordres me parviennent par le moyen d’intermédiaires. Personne ne connaît le robot-chef. Mais il existe sûrement. Car il faut un organisateur, un coordinateur.

— Tu ne veux toujours pas me dire en quoi consiste votre Grand Projet ?

Cette fois, Ta-Nia ne montre aucune hésitation.

— Seul le robot-chef le sait. Nous ne sommes que les pièces d’un immense puzzle. Je suis chargé d’une besogne bien déterminée.

— Bon, ça va, grommelle Jé. Tu conserves ton amour-propre. Je me fiche au fond de votre Grand Projet comme de mes premières culottes. Je sais seulement une chose. C’est qu’il ne verra pas le jour.

Ils arrivent devant la porte du Centre reproducteur. Le Zurk ouvre et Mox le bouscule. Il entre le premier dans l’appartement de Mike Hoks.

Il glapit :

— Hoks !

Celui-ci, à moitié endormi sur sa couchette, s’éveille en sursaut. Il aperçoit ses trois compatriotes en compagnie de Ta-Nia. Il s’attendait à tout sauf à cette intrusion brutale.

Il fixe le polyray que braque Jé. Il connaît la puissance de cette arme et désespérément, il cherche le secours du robot, figé entre Gia et Ten.

— Aidez-moi, Ta-Nia !

— Je ne le peux pas, Hoks. Ces trois hommes échappent à mon influence.

La nouvelle abasourdit le lieutenant de l’Alizé mais il n’a guère le temps de reprendre ses esprits. Jé lui jette à la face, d’une voix incisive :

— Salaud !

Mike recule, blanc comme un linge. Il ne comprend vraiment pas. Il ne voit qu’une chose : le tube pointé sur lui et qui, d’une seconde à l’autre, peut le désintégrer, le geler, ou le rôtir comme un poulet.

Il met ses mains en avant.

— Mox, vous êtes fou !

— Ta gueule !… Où est Nadie ?

— Heu !… Appartement quatre.

— Bon. Va la chercher.

Hoks se redresse. Ses traits se durcissent. Il reçoit des impulsions de Ta-Nia et il tient tête à Jé.

— Je ne vous aiderai pas. Au contraire, je m’opposerai, à l’enlèvement de Nadie.

Il brandit ses poings. Physiquement, il doit être aussi fort que Mox. Une belle bataille en perspective. Mais il ne perd pas de temps. Il a réglé son arme sur l’indice thermique.

Résolument, il appuie sur la détente, sans complexe. Le rayon gicle, insidieux, et frappe Hoks. Celui-ci ne pousse même pas un cri. Son corps noircit, se recroqueville et exhale une affreuse odeur de chair grillée.

Gia reste pétrifié devant ce spectacle.

— Tu n’aurais pas dû, Jé. Hoks agissait involontairement.

— Il était irrécupérable. Il se serait opposé au départ de Nadie. Pas vrai, Ta-Nia ?

— Sans doute, acquiesce le robot. Il m’aurait obéi.

— Va chercher Nadie Gem dans l’appartement quatre, ordonne Mox.

L’automate ne pose aucune question. Il remarque à peine le corps calciné de Hoks et il disparaît dans la pièce contiguë. Il revient peu après en tirant Nadie derrière lui.

La jeune fille se débat vigoureusement et décoche des coups de pied dans la mécanique insensible. Elle hurle :

— Laissez-moi ! Laissez-moi !

Elle aperçoit soudain le corps de Hoks. Alors elle cesse de gesticuler. Elle ramène ses mains à la gorge et sa respiration devient haletante. Puis elle regarde Jé, Gia et Ten.

Tendue à l’excès comme la corde d’un arc, elle éprouve de la haine pour ses compagnons. Elle leur lance en pleine figure :

— Assassins ! Vous avez tué Hoks !

— Il le fallait, dit Mox. Je viens te chercher, Nadie.

Elle se révolte, car Ta-Nia l’encourage dans ce sens, psychiquement.

— Non, je ne te suivrai pas. Je resterai ici, où mon devoir m’appelle.

— Ton devoir de reproductrice ? Tu appelles ça une vocation ? Moi, ça me dégoûte, grimace Jé en crachant sur le sol avec mépris. Hoks n’est qu’un grand dégueulasse. Je sais. Ce n’est pas de sa faute mais n’empêche, il t’a fécondée et tu attends un gosse de lui. Est-ce que tu te rends compte de la situation ?

Nadie sort ses griffes et se transforme en vipère. Ses yeux lui sortent de la tête. Elle prend Jé en horreur. C’est dire que sa volonté ne lui appartient pas du tout !

— Va-t’en ! Va-t’en !

— Nadie, sois raisonnable. C’est moi, Jé. Tu ne me reconnais pas ?

— Si, mais va-t’en ! répète-t-elle avec obstination.

Mox s’impatiente car d’autres tâches l’attendent. Il change carrément d’attitude. Sa douceur se transforme en énervement. Il marche vers la navigatrice.

— Maintenant, Nadie, ça suffit. J’en ai marre de te supplier.

Il se jette sur elle, la paralyse dans ses bras puissants. Elle se rebiffe et lui décoche des coups de pied dans les jambes. Alors il ne voit pas d’autre solution que de l’assommer.

Il tape le moins fort possible, mais au bon endroit, juste du revers de la main. Nadie tombe aussitôt dans les pommes et se retrouve allongée par terre, inerte.

Gia, inquiet, se précipite et s’agenouille.

— Tu n’aurais pas dû, Jé !

— Bien obligé. Elle aurait ameuté tout le quartier.

— Que vas-tu faire d’elle ?

— Je vais l’emmener à bord du Cos-200 et je lui donnerai une pilule « avortrice ». Le fœtus qu’elle porte en elle se dissoudra.

Paz hoche la tête, tapote les joues pâles de la jeune fille.

— Pauvre Nadie ! Qui aurait cru qu’un jour, Jé, tu lèverais la main sur elle ?

— Pas de sentiment, Gia, grommelle Mox, les dents serrées. Aide-moi à la charger sur mes épaules.

Comme un paquet de linge sale, il porte Nadie jusqu’au vaisseau. Toujours précédé de Ta-Nia, il ne rencontre aucune opposition de la part des robots qu’il croise. Qu’une morne indifférence. Pas un ne s’inquiète du sort de leur congénère.

À bord du Cos-200, Jé dépose la navigatrice sur sa couchette. Il lui fait absorber une pilule avec un soporifique. Puis il rejoint ses compagnons.

Il distribue des ordres. Ten et Gia approuvent. Vraiment, agissent-ils tous les trois de leur propre volonté ou sous l’influence des Aôks ? Eux-mêmes ne le savent pas. En tout cas ils sont résolus à aller jusqu’au bout.

Ils sabotent ainsi inconsciemment le Grand Projet des Zurks. Mais une ultime surprise les attend.